jeudi 17 septembre 2009

Eyes Wide Shut : 10ème anniversaire


Il y a tout juste dix ans, les spectateurs français découvraient l'œuvre posthume d'un des grands maîtres du cinéma, Stanley Kubrick, mort quelques mois plus tôt.

J'avais eu la chance de découvrir le film quelques semaines auparavant aux USA dans une version censurée. En effet, dans la désormais fameuse séquence orgiaque, la Warner, pour ne pas être contrainte d'avoir une interdiction aux mineurs qui aurait gravement nuit à la carrière commerciale du film, avait décidé de masquer numériquement les actes sexuels jugés trop explicites. C'est bien la preuve que le studio et l'Amérique dans son ensemble n'avaient rien compris au propos d'un cinéaste souvent beaucoup plus discuté chez lui qu'en Europe.

A l'époque, Eyes Wide Shut n'a pas manqué de diviser, comme il en a toujours été des films du maître. Au moment de la sortie, le magazine Première avait écrit : "Ce n'est donc que ça, le testament du génie, cette petite crise de couple pour magazine de société, avec juste un doigt d'érotisme chochotte ?", puis le classait quelques mois plus tard comme l'un des meilleurs films de l'année ! On se souvient également qu'en 1968, à la sortie de 2001 : l'odyssée de l'espace, Pauline Kael, une des critiques américaines les plus influentes, avait déclaré que le film était "d'un manque d'imagination épouvantable !"

Aujourd'hui, ces critiques sont balayées ou presque, 2001 restant comme LE film ultime et Eyes Wide Shut comme son œuvre la plus humaine et la plus touchante.

Il adapte une nouvelle d'Arthur Schnitzler, écrite à Vienne au début du XXème siècle, en la transposant dans le New York d'aujourd'hui. Un couple, Bill Harford, médecin, et sa femme, Alice, est invité pour le réveillon de noël à une prestigieuse réception donnée par le milliardaire Victor Ziegler. Au cours de cette soirée, les époux vont être l'objet de tentations diverses. Le lendemain, Alice, un peu "stoned", déclare à son mari qu'elle a failli le quitter pour un officier de marine. Bouleversé par ces révélations, Bill va se lancer dans une longue odyssée nocturne ou le désir et la mort rôdent à chaque instant.


Dans chacun de ses films, Kubrick a toujours ébloui par sa virtuosité, son sens inné du cadre, sa modernité. Ce qui surprend d'emblée dans Eyes Wide Shut, c'est sa modestie. La virtuosité est toujours là mais elle se fait plus discrète. Cette fois, Kubrick ne prend pas un genre en particulier pour le transcender mais en mélange plusieurs : l'étude de mœurs, le film noir, le film fantastique... Et s'attaque à "l'enfer" du couple, une notion qui n'a jamais fait autant sens que dans ce film. Les Harford sont les parfaits représentants de nos sociétés contemporaines : jeunes, beaux, riches mais déjà morts. Il n'y a plus de vie dans ce couple, plus de passion. Et c'est la femme, suprême élégance kubrikienne, qui va faire tout basculer. En remettant en question ses certitudes, Alice, dans une scène magnifique, va révéler à son mari l'extrême fragilité de leur existence. Bill va devoir alors ouvrir enfin "ses yeux grands fermés" et affronter ses démons. Ce personnage pourrait être surnommé "Mr Nobody" (en attendant le film du même nom !) : il est l'incarnation de la petite médiocrité ordinaire, sans identité, Kubrick poussant l'ironie jusqu'à le filmer sans cesse en train de présenter sa carte de médecin à chacun de ses interlocuteurs. 

Au premier abord, c'est un film frustrant car le désir n'est jamais assouvi. Bill est toujours "empêché" dans toutes ses tentatives sexuelles, le point d'orgue étant la scène dite "Fidélio" où il se retrouve être le prisonnier d'une partouze dont il est l'imposteur. Le sexe devient alors un ballet de la mort : eros et thanatos, inextricablement mêlés.

La fascination constante exercée par Eyes Wide Shut vient aussi de son aspect rêvé : on voit ce couple se désagréger par un fantasme, puis renaître. Kubrick semble nous dire qu'aujourd'hui, la fiction a dépassé la réalité, que les faux semblants sont partout. Alors n'est-ce "rien qu'un rêve"en référence à la nouvelle de Schnitzler ? Ou est-ce la réalité ?  Kubrick ne donne pas de réponse. Il laisse juste à Alice le soin de conclure par ce dernier mot : "Fuck".

  
Cet aspect fantasmé est bien sûr renforcé par l'imagerie du film : l'extraordinaire travail sur les couleurs et la lumière qui donnent à chaque séquence un air de rêverie, le New York reconstitué en studio comme l'appartement des Harford, presque irréels, les personnages, souvent grotesques (la scène du costumier Millich) et la musique, une fois de plus étrange et surprenante. 

Voyez ou revoyez ce grand film, d'une richesse infinie. Le revoir aussi pour ce couple de cinéma, Tom Cruise et Nicole Kidman, qui à l'époque déclarait que ce film les avaient renforcés. L'histoire les a contredit mais prouve la grande lucidité de Kubrick : méfiez-vous de votre confort et des apparences et vivez vos expériences jusqu'au bout pour vous retrouver vous-même. Sublime message d'un cinéaste qui ne finira jamais de nous étonner.

Antoine Jullien 

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