mercredi 24 mars 2010

Le thriller... et la manière de faire

LA REVELATION / BAD LIEUTENANT : ESCALE A LA NOUVELLE-ORLEANS


Deux films sortis le même jour et classés dans la catégorie "Thriller" montrent bien deux approches radicalement différentes du genre. Commençons avec La Révélation de Hans Christian Schmid qui a comme cadre le Tribunal Pénal International de La Haye. Lors d'un procès d'un général de l'armée serbe accusé de crime contre l'humanité, une juge va devoir convaincre une jeune femme de témoigner de la barbarie dont elle a été victime et mettre ainsi sous les verrous un des plus dangereux criminels du conflit des Balkans.

Le réalisateur allemand donne à ses deux actrices principales, Kerry Fox et Anamaria Marinca, des rôles intenses où elles tutoient de près la menace et la pression extrêmes causées par cette révélation qui entraînerait des dommages importants dans l'intégration de la Serbie à l'Union Européenne. C'est quand il évoque ces questions que le cinéaste est le plus intéressant, en filmant avec acuité les rouages du TPI et ses compromissions diverses où l'intérêt général prime sur celui des victimes. Le film nous montre aussi la protection d'un témoin clef et les conséquences que cette protection à haut risque peut comporter.

Avec sobriété et efficacité, le cinéaste opte pour la caméra à l'épaule, alerte sans être ostentatoire. Il est aidé par une intrigue parfaitement construite dont les pièces s'imbriquent habilement. Et même s'il ne démontre pas de grandes fulgurances esthétiques et se repose un peu sagement sur son dispositif, il nous livre un thriller captivant, sans grandes surprises certes, mais plaisant.



Werner Herzog est décidément un cinéaste inclassable. Après avoir affronté les colères légendaires de Klaus Kinski, parcouru tous les continents, abordé les genres les plus divers, il se voit proposer le remake  du film culte d'Abel Ferrara, Bad Lieutenant. De remake, il n'en n'est plus question car à l'exception du postulat de départ, un flic cocaïné en proie à la folie, le film diffère totalement de son prestigieux modèle. Herzog a lui-même avoué ne pas avoir vu le film de Ferrara.

Aux antipodes d'Hans Christian Schmid, Herzog fait l'impasse sur son scénario qui a l'air de le passionner comme d'une guigne. L'intrigue est d'une invraisemblance rare, partant dans toutes les directions sans en privilégier une seule. On ne croit pas une seconde à cette enquête menée à pas d'éléphant, ni à certains personnages sortis tout droit d'une mauvaise caricature.

Werner Herzog, Nicolas Cage et Eva Mendes

Alors, si l'on veut s'intéresser à ce Bad Lieutenant, il faut aller voir ailleurs, dans les à-côtés de l'intrigue. Herzog se permet quelques audaces, comme filmer en gros plan un iguane pendant cinq minutes ou la danse d'un mort qui ne l'est pas encore tout à fait. Ces hallucinations sont le fruit du policier fêlé joué par un Nicolas Cage qui donne un sens nouveau au mot cabotinage. L'acteur est en permanence sur le fil du grotesque et du sublime dans ce personnage de flic pourri qui le sauve un temps de toutes les inepties dans lesquelles il s'était compromis ces dernières années.

Mais La Nouvelle-Orléans est bien le seul véritable intérêt du film. La ville, post Katrina, est filmée dans toute sa crudité, baignée d'une lumière cotonneuse, avec ses maisons victoriennes presque en ruine, ses marais poisseux, ses commissariats crapoteux, sa corruption galopante et sa misère humaine à chaque coin de rue. Herzog connaît l'importance d'un lieu et de la puissance qu'il peut dégager. Rien d'autre semble-t-il ne l'a motivé que cette introspection d'une ville meurtrie qui tente de renaître de ses cendres. On ne pardonnera pas au cinéaste ses errances et la faiblesse de certaines scènes mais il est tout même parvenu, d'une commande, à émaner un parfum capiteux qui reste en bouche longtemps après l'avoir vu.

Antoine Jullien

Alice au pays des merveilles


Lewis Carroll pouvait-il imaginer que, plus d'un siècle après sa parution, son Alice au Pays des merveilles allait encore fasciner des générations de spectateurs ? Et que l'un des plus prestigieux cinéastes américains fasse l'évènement avec une adaptation estampillée 3D ? Le pouvoir des mots traverse les époques sans se soucier des modes. Tim Burton, lui, a décidé d'utiliser la technologie la plus pointue au service d'une histoire universelle qui devrait plaire au plus grand nombre.

Depuis quelques films, le réalisateur d'Edward aux mains d'argent s'est spécialisé dans la reprise des classiques de la littérature enfantine en y injectant une part de son univers sombre et bariolé. Mais à chaque oeuvre passée, le style du cinéaste se diluait dans une imagerie sage et policée. Alice au pays des Merveilles, produit par Disney avec un budget colossal, ne dévie pas de sa trajectoire et risque de fâcher davantage les puristes de la première heure.

Le cinéaste a su marier différentes techniques avec une virtuosité et une habileté dignes des plus grands spectacles hollywoodiens. Le mélange d'acteurs en chair et en os et de créatures numériques, le savant dosage entre le fantastique et le conte prouvent encore une fois le talent de Tim Burton qui s'est servi du relief pour nous immerger davantage même si l'utilisation de la 3D est moins convaincante que dans Avatar car contrairement à James Cameron, Burton n'a pas tourné directement en relief stéréoscopique. Le film peut donc se voir aisément en 2D sans que le plaisir du spectateur soit atténué.


Mais dans cette machinerie trop bien huilée, aucun grain de folie ne vient s'emparer des personnages. Heureusement, dans le château de la méchante Reine Rouge, plastiquement somptueux, Burton s'en donne à coeur joie grâce à la composition d'Helena Bonham-Carter, grotesque et pathétique dans un habit trop grand pour elle, et entourée d'un étonnant bestiaire, les grenouilles serviteurs demeurant une des plus réjouissantes trouvailles d'un film qui n'en manque pas mais qui n'arrive que rarement à dépasser la simple prouesse visuelle pour emmener le spectateur vers un ailleurs plus incongru.

Trop lisse, alors ? Tim Burton, dans l'hypothèse qu'il doit réaliser un grand film familial, ne pouvait pas livrer une lecture psychanalysante du roman de Lewis Carroll qui a été l'objet des analyses les plus poussées, certains philosophes le considérant comme une oeuvre somme sur l'acceptation de grandir et la crise identitaire d'une jeune fille qui va, au contact d'un monde contestataire, se muer en jeune femme. Tim Burton a préféré privilégier l'action au détriment de l'émotion. Peu de séquences resteront en mémoire mais plutôt le souvenir d'un grand spectacle impeccable qui à chaque instant respecte le spectateur. En ayant bien rempli sa mission, le prochain président du Festival de Cannes peut dormir sur ses deux oreilles.

Antoine Jullien

mardi 16 mars 2010

Amer


Le "giallo" a connu son heure gloire dans les années 70 grâce au cinéastes italiens Mario Bavia et Dario Argento. Le principe était le suivant : un tueur à l'arme blanche pourchassait ses victimes, des jeunes femmes souvent dévêtues.

Hélène Cattet et Bruno Forzani ont décidé de réinterpréter ce genre très populaire tombé depuis en désuétude. Ils ont souhaité l'aborder de manière experimentale, en privant le spectateur d'un récit linéaire et en lui proposant une approche purement visuelle. Les deux cinéastes explorent les peurs et les fantasmes d'une jeune femme à trois périodes de sa vie : l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte.

La première partie, la plus stimulante, est un hommage évident au "Suspiria" de Dario Argento mais l'utilisation impressionnante du cadre, des couleurs (une palme au chef opérateur Manu Dacosse) et du son parviennent à rendre un climat de terreur inédit et hypnotisant, très loin de la ringardise plus ou moins assumée des réalisateurs d'antan.


Ce qu'on voulait, explique Hélène Cattet, c'était que l'histoire soit racontée au travers des sensations éprouvées par le personnage principal. On a essayé d'immerger totalement le spectateur dans la peau de notre personnage. C'était le pari". 

En effet, les deux auteurs vont sans cesse privilégier le langage des images et du son pour nous faire ressentir les émois de cette jeune femme. A titre d'exemple, la course poursuite d'un ballon se transforme en une étonnante séquence syncopée dans laquelle tous les repères spatio-temporels sont brouillés, Hélène Cattet et Bruno Forzani jouant constamment du gros plan avec une maîtrise confondante.

Dans la dernière partie, le procédé devient répétitif et l'intérêt s'amenuise. Mais les métaphores sexuelles que l'on pourra trouver appuyées n'en démontrent pas moins d'une réelle audace de la part des ces deux jeunes réalisateurs qui ont voulu mener leur expérience radicalement, sans aucune concession. Cela ne ressemble à rien de connu et c'est tout son attrait. Face au conformisme ambiant, laissez-vous embarquer...

Antoine Jullien



Precious



Precious a connu durant l'année écoulée un immense succès dans les plus grands festivals du monde (Sundance, Cannes, Deauville) avant d'obtenir deux oscars. Une consécration pour ce "petit" film indépendant, pourtant épaulé par deux pop stars inattendues (Mariah Carey et Lenny Kravitz) et soutenu par la très populaire Oprah Winfrey.

Precious est une femme noire de 16 ans, obèse, violée par son père dont elle a eu deux enfants et maltraitée par sa mère qui l'oblige à grossir. Grâce à une école alternative, elle va enfin réussir à conjurer le mauvais sort, loin de son enfer domestique.

Tout réunir en un seul personnage relève soit du tour de force, soit de l'inconscience : l'inceste, l'obésité,  l'illettrisme, le sida, le racisme... Comment ce personnage peut-il survivre ? Le réalisateur Lee Daniels a eu la bonne idée de confier le rôle principal à une actrice stupéfiante, Gabourey Sidibe, qui n'est jamais dans l'apitoiement ou la sensiblerie. Son regard obstiné fait de ce personnage un être qui, malgré les coups reçus, décide de continuer sa route, envers et contre tous. Quand une jeune femme qui ne connaissait pas le sens du mot affection va se révéler à elle-même.

Gabourey Sidibe

Le film est malheureusement moins sobre que le récit pourrait le laisser croire. Lee Daniels abuse d'effets de ralenti malvenus et filme à plusieurs reprises son héroïne lors de séquences dignes des pires vidéoclips où elle s'imagine être une star. De même, cette complaisance affichée lors de certains passages (la scène du viol) irrite.

Mais l'histoire finit par nous prendre à la gorge grâce à un saisissant face à face final entre l'horrible marâtre (peut-on imaginer personnage plus détestable ?) et sa fille, au milieu de l'assistante sociale (méconnaissable Mariah Carey). L'âpreté de cet échange d'une densité incroyable nous rappelle à temps que l'on peut encore se reconstruire après avoir connu l'abîme. Le spectateur, lui non plus, n'en sortira pas indemne.

Antoine Jullien

mardi 9 mars 2010

Crazy Heart et Nine


Deux films musicaux sortent coup sur coup cette semaine. Crazy Heart vient de valoir à Jeff Bridges l'oscar du meilleur acteur pour sa composition de chanteur alcoolo sur le retour qui écume les bars paumés du Texas et qui va retrouver le droit chemin grâce à un amour aussi tendre qu'éphémère.

On se réjouit que ce grand acteur, immortalisé grâce au "Dude" dans The Big Lebowski, soit enfin reconnu par ses pairs. C'est la raison principale d'aller voir Crazy Heart qui, sur le papier, ne brille pas par son originalité. Mais le film dégage un vrai charme grâce à la présence massive de Bridges et la belle musique country filmée avec simplicité et modestie. Le réalisateur Scott Cooper nous dépeint une Amérique authentique avec ses saloons d'un autre temps, ses bowlings sinistres (référence amusée au film des Coen) et ses grands espaces infinis. Le scénario est un peu fabriqué et les péripéties de notre anti-héros sont parfois attendues mais le couple qu'il forme avec la décidément talentueuse Maggie Gyllenhaal est tellement attachant qu'on se laisse vite convaincre de prendre la route en compagnie de ce looser magnifique au doux nom de Bad Blake.



Autre musique avec Nine de Rob Marshall, le réalisateur oscarisé de Chicago. Il adapte un spectacle de Broadway lui-même repris du 8 1/2 de Fellini. Soit un réalisateur en panne d'inspiration pris dans les méandres de sa création et tiraillé par les femmes de sa vie.

Le casting le plus glamour de l'année, Marion Cotillard, Pénélope Cruz, Nicole Kidman et Sophia Loren (la pauvre !) face à l'acteur le plus célébré du moment, Daniel Day-Lewis, accouchent d'une toute petite souris. Il n'y a en effet pas grand chose à retenir de ce barnum chanté et dansé. Rob Marshall essaye de retrouver la volupté du cinéma italien des années 60 et il y arrive quelque fois, notamment lors d'une savoureuse conférence de presse. Mais il échoue le plus souvent à mêler sa réflexion sur le métier de cinéaste (pour cela, revoyez Fellini !) et la comédie musicale qui aura rarement fait preuve d'une aussi grande pauvreté artistique. Les numéros sont terriblement datés, les baisses de rythme constantes, la mise en scène répétitive et tombant même dans la franche vulgarité. A ce titre, le malheureux "strip-tease" de Pénélope Cruz, enrubannée d'une immonde couleur violacée, est affligeant.

Le film mérite-t-il pour autant le massacre de la presse ? Difficile de lui donner tort quand si peu de mélodies résonnent à nos oreilles et que les actrices, aussi belles soit-elles, n'aient rien à défendre. Mais cette exécution ordinaire, un peu suspecte dans son unanimisme, nous obligera à une relative indulgence et l'on se contentera de retenir la belle présence de Marion Cotillard, les décors classieux et le numéro punchy de Kate Hudson.

Antoine Jullien




The Ghost Writer


Un "nègre" (Ewan McGregor) est appelé pour écrire les mémoires d'Adam Lang (Pierce Brosnan) qui a quitté le 10 Downing Street et vit bunkerisé sur une île de la côte est des Etats-Unis. L'écrivain doit remplacer le nègre précédent, mort mystérieusement. Il va surtout apprendre que son "modèle" est directement impliqué dans la torture de quatre terroristes, sous l'oeil avisé de la CIA.

Polanski, après deux films historiques (Le Pianiste et Oliver Twist) souhaitait revenir au thriller. Il a fait appel à Robert Harris en adaptant son roman L'homme de l"ombre qui brosse un portrait sans concession d'une figurante ressemblant trait pour trait à Tony Blair. Mais la réalité politique n'intéresse pas vraiment Polanski qui préfère la maquiller en un suspense retors et savoureux où le cinéaste reprend des thèmes qui l'ont toujours obsédé : l'enfermement, les faux-semblants, la manipulation. Ewan McGregor, remarquable de fausse naïveté, va constamment s'interroger sur l'identité de cet ancien premier ministre : s'agit-il d'un vulgaire comédien qui a réussit à amadouer les foules ou une marionnette entre les mains d'une puissance secrète ? Pour démêler les fils de l'intrigue, Polanski choisit de concentrer son action dans une immense demeure perdue sur une île battue par les vents déchaînés et la pluie continue. Un décor qui confine à l'abstraction, l'immensité du lieu accentuant davantage la claustration du héros et qui n'est pas sans rappeler certains films du cinéaste (La jeune fille et la mort, notamment).

Pierce Brosnan et Ewan McGregor

Autant Scorsese vient récemment d'abuser des effets les plus éculés pour arriver à ses fins, autant Polanski nous offre une vraie leçon de mise en scène. Le cadrage, le montage, la direction d'acteurs concourent à rendre cette atmosphère brumeuse et délectable. Deux séquences résument à elles seules le talent du cinéaste : une visite chez un ancien ami de Lang où l'angoisse se distille dès le premier regard et la longue révélation finale, un modèle absolu d'élégance et d'efficacité.

Le sens du détail propre au réalisateur de Rosemary's baby fait encore merveille et révèle un humour acide. Polanski semble avoir un regard détaché sur ses personnages perdus dans les méandres de la politique fiction, en témoigne le jeu de dupes entre Lang et son "ghost writer" ainsi que la rivalité diffuse entre la femme du premier ministre et son assistante. De prime abord un excellent thriller, le film suggère d'autres grilles de lecture qui montrent à nouveau le pessimisme de Polanski sur nos institutions et sur la recherche de la vérité qui conduit irrémédiablement à notre perte.

En ces temps de surlignage généralisé, qu'un cinéaste face aussi pleinement confiance à son art est réjouissant. Certains parleront de "film à l'ancienne", évoquons plutôt le classicisme majestueux d'un réalisateur qui a marqué durablement nos rétines pendant plus de quarante ans et qui arrive encore à nous embarquer pour notre plus grand plaisir. Courez-y !

Antoine Jullien

lundi 1 mars 2010

Ressortie : L'enfance nue


Maurice Pialat nous a quitté il y a sept ans déjà et son oeuvre ne cesse d'inspirer les jeunes et moins jeunes cinéastes, tous à la recherche de cette vérité que le réalisateur d'A nos amours dépeignait avec tant de talent.

L'enfance nue, son premier long métrage qui ressort en copie neuve, nous rappelle à quel point Pialat savait filmer les êtres dans un dépouillement absolu avec une sensibilité bouleversante. Il nous raconte le parcours de François, un jeune garçon abandonné par sa mère et recueilli par une famille d'accueil. Imprévisible, désobéissant, capricieux et voleur, le gamin donne du fil à retordre à ses parents d'adoption qui décident de le renvoyer à l'assistance publique. Pialat ne fait part d'aucun jugement, il montre ce garçon mal dans sa peau et des parents dépassés mais aimants.


François se voit ensuite confier à de vieux paysans. Pialat trouve une authenticité incroyable dans ces instants complices et parfois tendus entre le garçon et ses nouveaux parents, et lors d'échanges en apparence anodins entre le garçon et la grand-mère de cette famille, le cinéaste nous renvoie à notre  enfance qui ne cesse de traverser nos vies.

Pialat, avec une économie de moyens étonnante, dit en peu de plans l'incompréhension, l'incommunabilité mais aussi l'émerveillement propres à cet âge grâce à ce plan magnifique sur le visage du garçon en train de regarder un film. Il n'est pas donc pas étonnant qu'en 1968, Claude Berri et François Truffaut décidèrent de produire le premier film de ce "vieux cinéaste" (il avait 43 ans à l'époque).

La carrière de Pialat confirmera ce goût pour l'âpreté et le refus de toute psychologisation. Une bonne occasion de découvrir ou redécouvrir la naissance d'un cinéaste majeur.

Antoine Jullien 


Liberté


Tony Gatlif s'est toujours passionné pour la communauté tsigane. Il raconte cette fois leur destin tragique et méconnu durant la seconde guerre mondiale.

Un vétérinaire (très bon Marc Lavoine) recueille un jeune garçon dont les parents ont disparu depuis le début de la guerre. Au même moment, une troupe gitane s'installe dans la village, emmenée par l'électron libre Taloche. L'institutrice Mademoiselle Lundi (Marie-Josée Croze) et le vétérinaire se prennent d'affection pour eux et s'arrangent pour que les enfants soient scolarisés. Mais la police de Vichy menace de les arrêter.

La déportation des Roms a été rarement traitée au cinéma. Pourtant, 500 000 d'entre eux sont morts dans les camps. Gatlif fait un travail de mémoire mais à sa manière, folklorique et joyeuse. La gravité est bien présente mais laisse souvent la place à des instants de liberté retrouvée, de communion et de musique endiablée. James Thiérrée, le petit fils de Charles Chaplin, danseur émérite, incarne Taloche, ce grand gamin bohémien, étranger à la terrible réalité qui s'abat sur lui et sa famille. Ce beau personnage lunaire est la clef de voûte d'un film qui s'égare malheureusement sur trop de pistes pour captiver totalement.

Cependant, Gatlif saisit bien la réalité des gitans qui, bien que plongés dans un contexte terrible, n'ont d'autre d'envie que de partir ailleurs vers un nouvel inconnu. Le cinéaste les connaît mieux que personne et sans jamais s'apesantir sur leur destin funeste, il nous donne à comprendre le choc des cultures et la difficile intégration d'une communauté au sein d'un monde qui n'est pas le leur.

Tony Gatlif, s'il garde son amour immodéré pour la musique et ses électrisantes fuites en avant, arrive à se renouveler en évoquant cette histoire vraie et même s'il reste inégal et que son énergie est trop intermittente, son film est un témoignage utile afin que toutes ces personnes disparues retrouvent une mémoire que l'on croyait enfouie à jamais.

Antoine Jullien

Shutter Island



Le sort que l'on réserve aux grands cinéastes est souvent injuste. Ils se doivent de réaliser à chaque fois un plus grand film que le précédent. Martin Scorsese a déjà à son actif quelques monuments supposés insurmontables. Quand on a déjà tout prouvé, tout connu, les vertiges du succès comme les abîmes de l'échec, les honneurs à répétition, un prestige considérable, comment est-ce possible de surprendre, d'étonner, de dérouter ? Le cinéaste s'est toujours juré de bâtir une oeuvre personnelle au sein des studios. Une ambition que très peu ont réussi à accomplir. Mais un jour, le système vous rattrape et vous submerge. Scorsese en fait les frais, pour notre plus grand malheur. 

Shutter Island est l'adaptation d'un best-seller de Dennis Lehane, auteur déjà porté à l'écran par Clint Eastwood dans Mystic River. En 1954, sur une île protégée, un jeune marshal (Leonardo DiCaprio) et son coéquipier (Mark Ruffalo) enquêtent sur la mystérieuse disparition d'une jeune fille dans un hôpital psychiatrique où sont enfermés de dangereux criminels. Le directeur de l'établissement, les médecins et les gardiens ne semblent pas dire la vérité en cachant aux policiers d'étranges expériences. Le voyage au bout de l'enfer peut commencer...

Le pitch est alléchant et laisse supposer une ambiance glauque et poisseuse à souhait. Scorsese s'est inspiré du cinéma poético-horrifique des années 40. On pense aux films de Jacques Tourneur mais surtout à l'anxiogène Shock Corridor de Samuel Fuller dans lequel un journaliste, en quête d'un reportage à sensation sur les asiles, se faisait passer pour fou avant de le devenir à son tour. Au début, le cinéaste entretient un malaise palpable où les faux semblants règnent et la folie contagieuse. Mais dès qu'il se met à explorer la blessure du jeune marshal, on se montre dubitatif. L'aspect ouvertement fantastique des rêves, même s'il rappelle le Shining de Kubrick, ne convainc pas. Et lorsque le cinéaste filme l'holocauste pour bien nous montrer l'insondable traumatisme de son héros, on frôle le mauvais goût et l'imagerie pompière que l'on ne pardonnerait certainement pas venant d'un faiseur hollywoodien.

Ben Kingsley, Leonardio DiCaprio, Martin Scorsese et Mark Ruffalo 

L'intrigue se délite, s'embourbe dans des flashs back répétitifs, des frissons attendus, des fausses pistes anodines. L'intérêt décroît et le grand film sur la folie s'éloigne à vue d'oeil. Alors Scorsese nous sort un lapin de son chapeau. Et quel lapin ! LE twist spectaculaire censé tout remettre en perspective. On ne le dévoilera pas afin de ne pas gâcher le plaisir (ou déplaisir) du spectateur. Apparemment fidèle au roman, ce retournement de situation, aussi invraisemblable que fumeux, relève presque de la malhonnêteté intellectuelle. Comment croire à ce que l'on nous raconte ? C'est toute la question que pose la film et à laquelle Scorsese répond de la pire des manières. Dans ce fatras, la mise en scène n'arrange rien, alourdissant et surlignant ce qui aurait mérité un minimum de sobriété. Les acteurs ne sont pas en cause et DiCaprio est une fois de plus remarquable bien que le comédien semble être devenu le cadeau empoisonné du cinéaste qui ne peut plus monter un projet sans sa vedette principale.

En réalité, que cherche à faire Martin Scorsese ? Voilà la question qui nous taraude tant. Comment un tel cinéaste peut-il se compromettre à ce point ? A vouloir à tout prix faire un coup ? Son précédent film était déjà un remake. Le cinéaste est en train de perdre son âme au coeur d'un système qui l'a dépossédé de toute inspiration et de toute ambition personnelle. Travis Bickle, ange exterminateur au crâne rasé dans Taxi Driver, Jake La Motta exhumant son envie de gloire dans Raging Bull, Henry Hill nous avouant dès sa première apparition son rêve de gangster dans Les Affranchis et le regard éperdument fasciné d'Ace Rothstein devant la beauté fulgurante de Ginger dans Casino, autant d'images inoubliables et de chef d'oeuvres qui ont porté le cinéma américain au sommet et que l'on doit à Martin Scorsese. Que cet homme là devienne un banal réalisateur de studios, on se sent soudain orphelin. Comme une époque définitivement révolue.

Antoine Jullien