mercredi 23 février 2011

True Grit


L'Ouest, le vrai. Pour leur premier western, les frères Coen adaptent le roman de Charles Portis déjà porté à l'écran par Henry Hathaway en 1969 dans Cent dollars pour un shérif. Même si les frangins ont juré ne pas avoir réalisé un remake mais bien une nouvelle transposition du livre, c'était une occasion rêvée de bouleverser les codes du film original, très daté, et ainsi imposer leurs griffes. Mais les chemins du far-west semblent être sur des rails trop étroits pour la fantaisie débridée des Coen.

A la mort de son père, Mattie Ross (la prometteuse Hailee Steinfeld), quatorze ans, veut venger la mort de son père abattu de sang-froid par Tom Chaney (Josh Brolin, sacrifié). Elle confie la mission d'arrêter le dangereux brigand au marshall Cogburn (Jeff Bridges), un shérif alcoolique ayant une conception très personnelle de la loi. Secondée par le Texas Ranger La Boeuf (Matt Damon), lui aussi à la recherche de Chaney, une chevauchée s'engage qui éclaire au grand jour les motivations des trois personnages...

Les Coen ont déjà réalisé de faux westerns qui racontaient l'histoire de l'Amérique et de ses fondations. No Country for old men, un de leurs chefs d'oeuvre, reprenait un postulat de base, un fugitif poursuivi par un tueur lui-même pourchassé par un shérif mais le révolutionnait de fond en comble. L'effroi le plus glaçant côtoyait l'absurde le plus noir pour s'achever sur une bouleversante note méditative. Avec True Grit, les Coen semblent donc en terrain balisé et l'on reconnaît leur sens visuel incomparable dès la première scène : sur la voix off de la jeune fille, un plan se dessine progressivement laissant apparaître la maison du père assassiné. La caméra s'avance lentement sur sa dépouille avant d'élaborer un sublime fondu enchaîné sur l'arrivée de la gamine dans la ville. La suite, plaisante, montre l'obstination butée de Mattie se disputant à la passivité des autorités locales. Dans une séquence au ping pong verbal aiguisé, la jeune fille ne lâche rien devant le notaire de la ville pour obtenir ce qui lui revient de droit. Les répliques fusent, percutantes, et le spectacle semble alors garanti.

Hailee Steinfeld et Matt Damon

Il se poursuit de plus belle avec l'apparition tonitruante de Jeff Bridges, cabotinant génialement dans sa défroque crasseuse de shérif hors la loi. Les passes d'armes entre lui et Mattie sont jubilatoires et l'arrivée de Matt Damon, un Texas Ranger très sûr lui et un brin ridicule dans sa vanité de pacotille, ajoute à la drôlerie du trio.

Mais plus le récit s'écoule et plus la mise en scène des Coen devient fonctionnelle, mécanique. Certes, les péripéties s'enchaînent avec aisance et leur talent de conteur n'est en rien remis en cause. Mais les deux cinéastes avaient su jusqu'à maintenant s'approprier un genre qu'ils reprenaient à leur compte en bouleversant ses codes. Là, les codes sont appris de manière appliquée sans que la folie et l'incongruité des frangins transparaissent. Un homme survient de nul part vêtu d'une peau d'ours, voilà sans doute la seule image vraiment inattendue de True Grit. Et lorsque le film prend des allures de conte, les Coen, paresseux, ne développent pas davantage leurs personnages ancrés dans leurs archétypes. A un moment toutefois, la soudaine perte de l'innocence de la jeune fille surgit dans une magnifique séquence nocturne, sur un toit, où Cogburn raconte ses exploits d'antan. Le visage de Mattie, superbement éclairé par Roger Deakins, s'illumine soudain, débarrassé de ses oripeaux d'ado volontaire.

Un divertissement plaisant, drôle (truculente séquence de flinguage borgne !), le quinzième film des frères Coen a tout du bon western qui plaira certainement aux allergiques de leur cinéma. Mais leurs admirateurs éconduits sortiront frustrés et déçus de ne pas avoir été plus surpris et bouleversés qu'ils l'auraient souhaité. Une chevauchée pas si fantastique dans laquelle les Coen semblent s'être coulés dans le moule propret de l'académisme. A écouter la musique conventionnelle de leur fidèle et talentueux compositeur Carter Burwell, le mythe de l'Ouest n'avait apparemment pas besoin d'une relecture.

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez Paramount Video.

Abécédaire Hitchcock


A l'occasion de la rétrospective Alfred Hitchcock à la Cinémathèque française, Mon Cinématographe a réalisé un abécédaire hitchockien. 


Apparition

Dès The Lodger en 1927, Alfred Hitchcock apparaît dans chacun de ses films. Le cinéaste britannique s'amusait de ses brefs caméos qu'il faut parfois savoir détecter avec un oeil averti. Le plus surprenant est sans conteste celui de Lifeboat où l'on voit une photo d'Hitchcock dans la page d'un journal que lit l'un des naufragés. Ses apparitions avaient lieu souvent dans le premier tiers du film car le cinéaste estimait qu'elles auraient distrait le public s'il était intervenu plus loin dans l'histoire. Retrouvez sur ce lien un condensé de toutes ses figurations.


Bad Guy

Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film. Ce crédo hitchcokien s'est révélé exact dans bon nombre des films du maître. Même dans sa plus grande cruauté, le méchant est toujours un être élégant et raffiné, de Joseph Cotten dans l'Ombre d'un doute à James Mason dans La Mort aux trousses en passant par Claude Rains dans Les Enchaînés. Dans la dernière partie de son oeuvre, les méchants auront des profils de vrais psychopathes, des cas cliniques qu'Hitchcock traitait avec son ironie habituelle.

Joseph Cotten dans L'ombre d'un doute.



Culpabilité

Le transfert de culpabilité est un des thèmes les plus récurrents de l'oeuvre hitchcockienne. Bien qu'ils ne soient pas exempts de défauts, combien de « héros » ont du, le temps d'un film, prouver leur innocence alors qu'ils étaient accusés d'un crime qu'ils n'avaient pas commis. Pris pour le fantomatique Kaplan, le personnage de Cary Grant, un publicitaire superficiel et volage, est pourchassé par de mystérieux espions dans La mort aux trousses dont Les 39 marches était le galon d'essai. Dans Le grand alibi, Marlene Dietrich tue son mari et fait accuser son amant qui se ne révèlera pas être l'innocent que l'on croyait. Le prêtre de La Loi du Silence, tenu par le secret de la confession, ne peut pas désigner le véritable assassin et semble tout faire pour se compromettre. Le repris de justice de Frenzy est accusé des crimes sexuels perpétués par son meilleur ami sans parler d'Henry Fonda qui est le bien nommé Faux coupable .

La bande-annonce de La loi du silence.



Détail

On reconnaît la grands cinéastes à leur obsession du détail. Chez Hitchcock, elle est omniprésente. En grand manipulateur, il savait parfaitement intégrer tel ou tel élément pour faire rebondir l'action et rendre une situation plus ambiguë. Il appelait cela « remplir la tâpisserie ». Dans La loi du Silence, lorsque Montgomery Clift quitte la salle du tribunal, on voit, au mileu de la foule, une grosse femme assez répugnante manger une pomme dont le regard exprime la curiosité malveillante du public. Dans Vertigo (Sueurs froides), le médaillon de Madeleine sur le cou de Judy fait comprendre à James Stewart que Madeleine et Judy sont la même personne. Dans l'Ombre d'un doute, la fumée noire qui s'échappe de la cheminée de la locomotive à l'arrivée de l'oncle Charlie (Joseph Cotten) annonce la venue d'un personnage malfaisant. Et la somme de détails peut raconter un personnage : au début de Fenêtre sur Cour, la caméra glisse sur le visage de James Stewart en sueur, puis sur une table où l'on voit l'appareil photo brisé sur une pile de magazines, et sur le mur, des photos de voitures qui se retournent. En un seul plan, on apprend qui est le personnage, quel est son métier et ce qui lui est arrivé.


Erotisme

Les films d'Hitchcock récèlent une grande part d'érotisme plus ou moins visible. Dans Les Enchaînés, le cinéaste, déjouant habilement la censure, fait durer le baiser entre Cary Grant et Ingrid Bergman pendant de longues minutes alors qu'ils sont en mouvement. De films en films, certains images vont devenir purement sexuelles : le dernier plan de La mort aux trousses où le train s'enfonce dans le tunnel insinue l'acte sexuel des deux amants. Mais la dimension érotique la plus bouleversante est sans conteste dans Vertigo. Hitchcock le résume merveilleusement : « Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s'il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir. » 

Par la suite, la sexualité, de moins en moins suggérée, éclatera dans Psychose, Pas de printemps pour Marnie et Frenzy où elle prend une tournure déviante et pathologique. Le sexe et la mort seront inextricablement mêlés comme le formule subtilement Truffaut : « Toutes les scènes d'amour sont filmées comme des scènes de meurtre et toutes les scènes de meurtre sont filmées comme des scènes d'amour. ». 

L'interminable baiser des Enchaînés 


James Stewart découvrant Kim Novak dans Vertigo



Femmes

De nombreux biographes ont glosé sur la prétentue frustration sexuelle d'Hitchcock et sur son rapport très ambigü avec les actrices. Marié à Alma Reville qui était son critique le plus redoutable et sur qui elle avait une grande influence, Hitchcock a filmé différents types de femmes : les jeunes demoiselles qui vont découvrir la perte de l'innoncence (Teresa Wright dans L'ombre d'un doute), les meneuses au tempérament affirmé (Tallulah Bankhead dans Lifeboat) Ingrid Bergman et Grace Kelly, les deux images de la femme hitchcockienne tantôt séductrice, tantôt fragile et la femme objet (Tippie Hendren dans Les Oiseaux et Pas de Printemps pour Marnie). Pour l'anedocte, Hitchcock avait pensé à Grace Kelly dans Vertigo. Indisponible depuis son mariage avec le Prince Rainier, l'actrice dû décliner. Hitchcock choisit à contre coeur Kim Novak. L'histoire du film et du tournage se confondent alors étrangement : un metteur en scène oblige une actrice de remplacement à imiter l'actrice initialement choisie.

L'apparition menaçante de Grace Kelly dans Fenêtre sur cour



Gloire

Son succès connaîtra son apogée de 1954 à l'échec de Pas de printemps pour Marnie dix ans plus tard. Le cinéaste peinera par la suite à se renouveler, semblant dépasser par les nouvelles attentes du public qui le délaissera progressivement avant que les nouvelles générations le redécouvrent et lui fassent un triomphe qui n'est pas prêt de s'estomper. 


Humour

« Est-ce que cela ne serait pas amusant de le faire assassiner de cette façon ? ». Cette volonté du maître montre bien l'humour constant qui parcoure ses cinquante trois long métrages. Il disait lui-même que le contenu de ses films était sérieux mais le regard était humoristique. Cet humour transforme certaines intrigues en comédie d'espionnage dont La mort aux trousses est le sommet du genre. Il désamorce les situations dramatiques dans bon nombre de films de sa période anglaise : Sabotage, une femme disparaît, les 39 marches... L'humour devient réellement macabre dans Qui a tué Harry ? et Frenzy où le pauvre assasssin doit retrouver le corps de sa victime dans un camion rempli de pommes de terre ! Derrière l'humour se cache une ironie qu'Hitchcock affectionnait particulièrement. Au début des Oiseaux, Tippie Hendren achète une paire de gentils canaris, nommés «les inséparables ». Elle ne sait pas encore qu'elle va bientôt se confronter à des volatiles d'une toute autre espèce !

La séquence de la vente aux enchères dans La Mort aux trousses 



Intrigue

Hitchcock a réalisé une majorité d'adaptations : Daphné du Maurier, Boileau-Narcejac, Patricia Highsmith font partie des auteurs qui ont vu leurs écrits se transformer en images grâce au talent du maître. Des histoires où l'intrigue joue un rôle essentiel qu'Hitchcock malmenait à sa guise avec une facilité presque déconcertante. Si elle n'est pas toujours vraissemblable, l'intrigue est sans cesse crédible car le cinéaste s'intéressait minitieusement aux motivations de ses personnages. Les rebondissemnents sont légion et le McGuffin (le but à atteindre) essentiel car il justifie les péripéties du film bien qu'Hitchcock le jugeait sans importance. Voyant l'évolution cinématographique aller à contre-courant de l'intrigue, il déclarait à François Truffaut qu'il construirait à l'avenir plus volontiers un film sur une situation que sur une histoire. Il proclamait d'ailleurs à propos de Psychose : « Dans Psychose, le sujet m'importe peu, les personnages m'importent peu, ce qui m'importe, c'est que l'assemblage des morceaux du film, la photographie, la bande sonore, et tout ce qui est purement technique pouvait faire hurler le public . Ce n'est pas une interprétation qui a bouleversé le public. Ce n'était pas un roman très apprécié qui a captivé le public. Ce qui a ému le public, c'était le film pur. »


Jésuite

Catholique, Hitchcock fit ses classes chez les Jésuites au collège St Ignace de Londres. Le cinéaste dira plus tard que c'est au cours de son passage chez les Jésuites que la peur s'est fortifiée en lui. Elève plutôt moyen, il fit une école d'ingénieur avant de travailler en tant que dessinateur dans le service publicitaire de la compagnie télégraphique Henley. Il rejoignit ensuite la société américaine Famous Players-Lasky où il était chargé de dessiner les intertitres des films muets. Puis il est devenu assistant metteur en scène avant de débuter sa carrière de cinéaste.


Kilo

Hitchcock a longtemps souffert de son embompoint qui, adolescent, le mettait à l'écart. Il s'en moquera lorsqu'il tournera une publicité pour une cure amaigrissante. Plus tard, il le retournera même à son avantage en dessinant sa silhouette qui deviendra ainsi un label.


Londres 

Né à Londres en 1899, Hitchcock tourna en Angleterre vingt-trois longs métrages avant son départ pour Hollywood en 1939. Mais le réalisateur a toujours gardé une fidélité à sa ville natale. Il y retournera durant la deuxième guerre mondiale où il réalisa deux courts métrages de propagande (Bon voyage et Aventure Malgache). Hitchcock écrivit les deux scénarios au Claridge Hotel qui a inspiré récemment le documentariste belge Johann Grimonprez (voir la critique de Double Take). Il reviendra dans la capitale britannique pour le tournage des Amants du Capricorne en 1949, Le Grand Alibi l'année suivante, L'homme qui en savait trop en 1956 et Frenzy en 1972 où l'intégralité de l'action se situe à Londres. Couronné pour l'ensemble de sa carrière, Hitchcock sera anobli par la reine Elisabeth II en 1978. 


Mise en scène

Lorsqu'il évoquait Psychose, Hitchcock parlait de « direction de spectateur ». Quel autre cinéaste n'a su a ce point manipuler son monde grâce au seul travail de la caméra. Dans la séquence la plus intense de Sabotage, il filme Sylvia Sidney qui vient de perdre son frère à cause de l'activité criminelle de son mari. Elle dîne en face de lui, lui sert une assiette mais regarde avec de plus en plus d'insistance le couteau à côté d'elle. Le mari ne remarque pas l'attitude de sa femme jusqu'à ce qu'il comprenne qu'elle veut le tuer. Ainsi, le jeu de la caméra et du montage créent le suspense. Les personnages, chez Hitchcock, sont eux-mêmes metteur en scène. James Stewart, dans Fenêtre sur Cour, observe les gens à leur issue. L'histoire est racontée à travers son regard, le voyeur se substitue ainsi au cinéaste. Le même James Stewart, dans Vertigo, recréé une personne disparue en croyant ainsi la ressusciter.

Le meurtre de Sabotage (en version russe !)



L'élégance et la virtuosité de la mise en scène éblouissent dans le prologue de l'Inconnu du Nord Express : les travellings sur les pieds dans un sens et dans l'autre puis les plans sur les rails qui se rejoignent et qui s'écartent. Les idées visuelles qui jalonnent toute sa filmographie fascinent encore : le long travelling des Enchaînés qui nous amène à la clef tant convoitée, le meurtre qui se reflète dans le verre des lunettes de la victime dans l'Inconnu du Nord Express, l'inquiétant verre de lait de Soupçons éclairé par un projecteur dissimulé à l'intérieur, la première apparition « menaçante » de Grace Kelly dans Fenêtre sur Cour et le meurtre de la jeune femme dans Frenzy filmé hors champ alors qu'à quelques mètres la rue grouille de gens ignorant l'horreur qui est en train de se jouer. Hitchcock synthétise à lui seul la perversité du metteur en scène et explicite parfaitement l'effet "Koulechov" : « Nous prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit par exemple un petit chien dans un panier, on revient à Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte. On replace le même gros plan de James Stewart souriant et, maitenant, c'est un vieux salaud ! »

Le meurtre hors champ de Frenzy



Nouvelle vague

C'est au début des années 50 que les jeunes turcs des Cahiers du Cinéma s'intéressent de près à Hitchcock. Film par film, Eric Rohmer et Claude Chabrol, qui ne sont pas encore les cinéastes de la Nouvelle Vague, décortiquent le cinéma d'Hitchcock dans le premier ouvrage sérieux consacré au maître, publié en 1957. Car à cette époque, Hitchcock est d'abord considéré comme un amuseur avec ses trucs et astuces mais en aucun cas l'immense cinéaste qu'il est aujourd'hui. Selon Rohmer et Chabrol, « il importe de considérer l'oeuvre d'Hitchcock exactement de la même manière que celle d'un peintre ou d'un poète ésotérique. Si la clef du système n'est pas toujours sur la porte, si les portes mêmes sont astucieusement camouflées, ce n'est pas raison suffisante pour crier qu'il n'y a rien à l'intérieur ». Par la suite, François Truffaut, dans son célèbre livre d'entretiens*, donnera la parole au cinéaste qui évoquera avec une rare liberté de ton ses succès et ses échecs, son rapport au cinéma, son travail avec les comédiens... Un document d'une valeur inestimable.


O'Selznick

En 1939, le puissant producteur David O'Selznick, tout juste auréolé du triomphe d'Autant en emporte le vent, propose à Hitchcock de tourner un film sur le Titanic. Arrivé à Hollywood, Hitchcock se voit confier finalement l'adaptation du roman de Daphné du Maurier, Rebecca. Le film marque le début de sa carrière américaine qui s'achèvera à la mort du cinéaste, en 1980. Entrenant des relations conflictuelles avec le producteur tyrannique, Hitchcock tournera tout de même deux autres longs métrages avec lui, La maison du Docteur Edwards et Le Procès Paradine. Après ces deux films mineurs, il volera de ses propres ailes en devenant lui-même son producteur.

La révélation de Rebecca



Public

Hitchcock tournait ses films pour le public, il savait parfaitement anticiper ses réactions et jouer avec ses peurs. A propos de la scène de la mort d'Arbogast dans Psychose, Hitchcock, malade le jour du tournage, avait confié le filmage de la montée de l'escalier à Saul Bass, célèbre graphiste d'Hollywood. Lorsqu'il vu les rushes, le cinéaste n'était pas satisfait car le découpage de la montée de l'escalier, un plan de la main du détective glissant sur la rampe et un travelling à travers les barreaux de l'escalier montrant les pieds d'Arbogast de côté, donnait au spectateur un sentiment de culpabilité qui n'était pas l'objectif de cette scène. Hitchcock la retourna de la manière que l'on peut admirer dans l'extrait ci-dessous. 


L'homme était un des très rares cinéastes a être connu du grand public, non seulement à travers ses films mais aussi à travers son image publicitaire. Dès 1954, il lance la série télévisée Alfred Hitchcock présente où sa silhouette apparaît à chaque début d'émission et dans lequel il raconte l'histoire de l'épisode à venir dans des mises en scène farfelues. Hitchcock est sans doute le seul cinéaste star du XXème siècle. Sa notoriété et son pouvoir étaient tels qu'il pouvait exiger du spectateur qu'il arrive à l'heure de la projection de Psychose sous peine de se voir refuser l'accès à la salle.

Bande annonce de Psychose présentée par Hitchcock 



Querelle

Bernard Herrmann fut le compositeur le plus célèbre des films d'Alfred Hitchcock. Leur collaboration débute en 1955 sur le tournage de L'homme qui en savait trop dans lequel on aperçoit Herrmann en chef d'orchestre. Leur entente artistique sera brisée lors de la post-production du Rideau Déchiré en 1966. Hitchcock, insatisfait da la partition proposée par Herrmann, rompera brutalement avec son compositeur. Une attitude pour le moins cavalière qui ne rendait pas justice au talent d'Herrmann qui avait su trouver un langage musical unique conférant aux images du cinéaste une dimension à la fois romesque, angoissante et tragique.

Le concert de L'homme qui en savait trop



Remake

Combien de cinéastes se sont réclamés d'Hitchcock ? Il est sans nul doute celui qui a consciememnt ou inconsciemment le plus influencé les réalisateurs (voir l'interview de Jean-François Rauger). Certains, notamment ceux issus de la Nouvelle Vague, ont tenté de copier le maître parmi lesquels son plus fidèle disciple, François Truffaut. Mais La mariée était en noir tient difficilement la comparaison tant la maîtrise hitchcockienne fait cruellement défaut. Chabrol, pour sa part, s'en est inspiré de manière plus indirecte avec quelques réussites notables (Le Boucher, Que la bête meurt). Les réalisateurs italiens des années 60-70 ont repris certains codes hitchcockiens dont Mario Bava et Dario Argento. Brian De Palma est sans conteste celui qui est allé le plus loin dans la relecture, reprenant à son compte les mêmes sujets (Vertigo devient Obsession / Psychose devient Pulsions). Sa mise en scène, plus maniérée, donnera des objets intriguants et jubilatoires n'atteignant pas le degré de fascination des films d'Hitchcock. Enfin, certains oseront même le remake plan par plan. En évoquant Psycho, les fans de Gus Van Sant parlent d' un objet conceptuel qui remettrait le film d'Hitchcock en perspective. On peut raisonnablement le voir comme une inutile tentative commerciale de le moderniser alors que ce médiocre remake paraît au final bien plus daté que son illustre modèle.


Bande annonce d'Obsession de Brian De Palma



Suspense

Hitchcock a théorisé sur la différence entre surprise et suspense. Il comparaissait deux situations : dans la première, deux personnes ont une conversation banale, une bombe est sous la table mais le public ne le sait pas. Soudain, la bombe explose, le public est surpris. On retrouve la même situation mais le public sait qu'il y a une bombe et qu'elle va exploser. La conversation anodine devient tout à coup intéressante car elle participe à la scène. Vont-ils échapper à l'explosion ? 

Le surnom de « maître du suspense » est rentré dans le langage courant. Une appelation réductrice car l'oeuvre hitchockienne, dans ses thémathiques, va bien au-delà du simple thriller mais elle est juste tant le suspense chez Hitchcock est l'un des moteurs de sa création. Dénombrer les scènes à suspense dans sa filmographie conduirait à décortiquer chaque séquence de ses films, nous ne retiendrons que les plus mémorables. Dans Les Oiseaux, Tippie Hendren s'assoie dans la cour de l'école du village où l'on entend les enfants chanter. La caméra reste sur elle pendant un moment puis elle regarde autour d'elle et voit un corbeau, elle continue à fumer et quand elle regarde à nouveau, elle voit tous les corbeaux assemblés. La célèbre scène de La Mort aux Trousses où l'avion pourchasse Cary Grant dans un champ de maïs est, par le choix du décor et du découpage, le contre-exemple absolu de la classique scène à suspense. Dans Le crime était presque parfait, Hitchcock filme simultanément le coup de fil du mari à sa femme et la tentative de meurtre de celle-ci et l'effet produit ainsi un suspense double : le mari va-t-il réussir son coup où sa femme va-t-elle survivre ? Quant à Psychose, c'est LE film de suspense à part entière.

La séquence de l'école dans Les oiseaux



Technique

Tout au long de sa carrière, Hitchcock a innové, non seulement dans sa mise en scène mais aussi dans l'utilisation des outils cinématographiques. Pour La Corde, il décide de tourner le film en plan séquence de dix minutes chacun (la durée d'une bobine de 300 m) en utilisant des raccords invisibles afin de masquer les coupes (un personnage qui passe devant l'objectif). L'ensemble forme un long plan d'1h45 ! En vogue au début des années 50, il utilise le relief anagliphe dans Le Crime était presque parfait. Pour exprimer visuellement le vertige de James Stewart dans Vertigo, il inventa un système nommé le « transtrav » qui consiste à opérer, simultanément, un zoom avant et un travelling arrière. Un procédé qui sera repris plus tard par Spielberg dans Les dents de la mer et dans de nombreux autres films. Psychose est une expérimentation technique totale, Hitchcock tournant un long métrage de cinéma avec son équipe de télévision en filmant la célèbre scène de la douche avec soixante-dix positions de caméra pour quarante cinq secondes d'images. Quant aux Oiseaux, les trucages de l'époque étaient révolutionnaires, surtout au niveau sonore car les bruits élecroniques des oiseaux amplifiaient la dimension fantastique du film.

L'effet "transtrav" de Vertigo



Universal

C'est à partir des Oiseaux, en 1962, qu'Hitchcock signa tous ses films avec Universal où il possédait un bungalow depuis de nombreuses années. Le prestigieux studio lui avait déjà servi maintes fois de décor pour ses films et la terrifiante maison de Norman Bates dans Psychose se visite encore aujourd'hui. Après qu'Hitchcock cèda à Universal la propriété des quelques deux cent heures d'émissions à suspense qu'il avait produites et supervisées, le studio rachètera les droits d'une bonne partie de sa filmographie que l'on peut maintenant savourer grâce à de copieux coffrets DVD.


Viseur

Hitchcock avait pour particularité de ne jamais regarder dans l'oeilleton de la caméra. Une incongruité quand on connaît le sens visuel inné du bonhomme.


Wagon

Le train est un décor récurrent des films d'Hitchcock. Un lieu où les situations de suspense ne manquent pas. Recherché par la police, Cary Grant se réfugie dans le wagon d'Eva Marie Saint dans La Mort aux trousses. Les deux personnages de L'Inconnu du Nord Express cèlent leur pacte diabolique dans le train du même nom. Alors qu'il essaye de tuer sa nièce, l'oncle Charlie de L'Ombre d'un doute tombe du train et en percute un autre arrivant à toute allure. Le train devient même le théâtre de toute l'action d'Une femme disparaît.

Bande annonce d'Une femme disparaît




* Toutes les déclarations d'Hitchcock sont extraites du livre Hitchcock-Truffaut - éditions Gallimard.


Filmographie 

The pleasure garden (1926)
The Lodger - Les cheveux d'or (1927)
Downhill (1927)
Le masque de cuir (1927)
Easy virtue (1928)
Laquelle des trois (1928)
Champagne (1928)
The Manxman (1929)
Chantage (1929)
Elstree Calling (1930)
Juno and the Peacock (1930)
Meurtre (1930)
The Skin game (1931)
A l'est de Shangai (1932)
Numéro 17 (1932)
Le chant du Danube (1934)
L'homme qui en savait trop (1934)
Les Trente-neuf marches (1935)
Quatre de l'espionnage (1936)
Agent Secret - Sabotage (1936)
Jeune et Innocent (1937)
Une femme disparaît (1938)
La taverne de la Jamaïque (1939)
Rebecca (1940)
Correspondant 17 (1940)
Joies matrimoniales (1941)
Soupçons (1941)
Cinquième colonne - Saboteur (1942)
L'ombre d'un doute (1943)
Lifeboat (1944)
La maison du Docteur Edwards (1945)
Les Enchaînés (1946)
Le procès Paradine (1947)
La corde (1948)
Les amants du Capricorne (1949)
Le grand alibi (1950)
L'inconnu du Nord-Express (1951)
La loi du silence (1953)
Le crime était presque parfait (1954)
Fenêtre sur cour (1954)
La main au collet (1955)
Mais qui a tué Harry ? (1955)
L'homme qui en savait trop (1956)
Le faux coupable (1957)
Sueurs froides - Vertigo (1958)
La mort aux trousses (1959)
Psychose (1960)
Les oiseaux (1963)
Pas de printemps pour Marnie (1964)
Le rideau déchiré (1966)
L'étau (1969)
Frenzy (1972)
Complot de famille (1976)


Dossier réalisé par Antoine Jullien

Rétrospective Alfred Hitchcock à la Cinémathèque Française jusqu'au 28 février 2011.
Cycle "Après Hitchcock" du 2 au 14 mars. 
Informations : 01.71.19.33.33. ou www.cinematheque.fr

mercredi 16 février 2011

Black Swan


Une danseuse frêle, fragile, entreprend Le Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Ses gestes gracieux accompagnent délicatement la caméra qui fait corps avec son interprète. Soudain, une créature monstrueuse intervient et l'emporte. Ce ballet de la mort tourbillonne, électrise. Le cygne sans défense se laisse envahir par le monstre. Fin de la scène. Une poésie de l'horreur se met en marche et avive pleinement la curiosité du spectateur séduit qui, quelques temps plus tard, en sera pour ses frais. 

Darren Aronofsky a toujours filmé des êtres pétris d'addiction : aux mathématiques, à la drogue, au catch. Après The Wrestler dans lequel il ressuscitait Mickey Rourke, il offre à Natalie Portman une intense partition physique dans laquelle elle éblouit et qui devrait lui valoir un Oscar mérité. Son personnage de Nina est danseuse étoile au New York City Ballet. Elle veut à tout prix obtenir le rôle du Cygne mais le chorégraphe (joué par un goguenard Vincent Cassel) veut que Nina, parfaite pour le rôle du cygne blanc, perde sa maîtrise afin de libérer son côté obscur et devenir le cygne noir. Nina va martyriser son corps et affronter une concurrente redoutable, Lili (Mila Kunis), plus libre, plus épanouie. 


Les parallèles entre les trajectoires des comédiennes de Black Swan et celles de leurs personnages révèlent de la part d'Aronofsky une certaine cruauté. Barbara Hershey, actrice vieillissante et ancienne gloire des années 80, incarne la mère possessive et jalouse de sa fille, frustrée de ne jamais avoir réussi à faire carrière. Winona Ryder, icône des années 90 aujourd'hui blacklistée, joue une danseuse étoile déchue et suicidaire. Quant à Natalie Portman, elle a patienté dix ans avant que ne lui soit offert le rôle de sa vie, travaillant jusqu'à plus soif cinq heures par jour pour devenir, à vingt-huit ans, une vraie ballerine. Trois destins troublants qui renforcent le malaise que l'on éprouve à voir tous ces protagonistes évoluer dans ce monde clos de la danse, avec ses douleurs interdites, ses souffrances secrètes, son obsession de la perfection. 

Un milieu qu'Aronofsky, grâce à sa caméra alerte et fiévreuse, rend très inconfortable. Un climat renforcé par le choix des décors : la chambre de l'héroïne ressemble à celle d'un enfant de douze ans, le théâtre fait de briques grises rappelle l'âpreté du métier de danseur, l'environnement urbain à la fois discret et omniprésent met à mal Nina. Et les plans répétés sur son corps supplicié, ses blessures à répétition et le pénible travail des pointes créent le danger. 


Les références sont (un peu trop ?) légion et l'on pense bien sûr aux Chaussons Rouges de Powell et Pressburger qui racontait magnifiquement le sacrifice d'une danseuse prête à tout pour rester sur scène. Aronofsky, malgré son talent de filmeur, ne raconte pas autre chose. Et les références s'accumulent à mesure que le film se fourvoie dans le fantastique et l'horreur. On pense à Cronenberg pour les mutations organiques et à Polanski pour l'enfermement et la schizophrénie sans que jamais Aronofsky n'arrive à surpasser ses illustres modèles. 

Car le cinéaste entache son film d'une lourdeur de mise en scène de plus en plus pesante, à coups de métaphores visuelles signifiantes entre le noir et le blanc pour bien nous expliquer la différence entre le bien et le mal. De plus, il multiplie les effets chocs et gratuits du film d'épouvante, frôlant à plusieurs reprises le ridicule. Cet aspect répétitif fait perdre au cinéaste le grand sujet qu'il n'a pas su traiter : comment aller chercher dans les abîmes de soi la noirceur nécessaire à l'épanouissement artistique. Il se contente de faire une analogie grossière entre l'intrigue du Lac des Cygnes et celle du scénario sans qu'à aucun moment il ne la bouscule. Malin, il a cru combler ce vide à coups d'effets spectaculaires, surjouant la partition de Tchaïkosvki dans le ballet final afin de masquer la vacuité de son propos. Car l'on reconnaît un authentique cinéaste à sa sincérité qui semble ici se substituer à un interminable tour de montagnes russes.

Antoine Jullien 



DVD et Blu-Ray disponibles chez Fox Pathé Europa.

mardi 15 février 2011

Bande annonce Pina

Présenté hors compétition au festival de Berlin, Pina est le premier documentaire tourné en 3D. Wim Wenders réalise un portrait de Pina Bausch, immense chorégraphe allemande décédée en 2009 à travers des bribes de ballets, des témoignages ainsi que des morceaux dansés réinstallés en décors naturels . Le film excite la curiosité car le relief était jusqu'à présent destiné essentiellement aux grosses productions américaines. On verra ce que Wim Wenders, dans les limbes depuis trop longtemps, fera de ce nouveau matériau. On se souvient que le genre lui avait porté chance avec le succès de Buena Vista Social Club. Verdict le 6 avril dans les salles. 

mercredi 9 février 2011

Carancho


Avis aux phobiques de l'automobile : ce film n'est pas fait pour vous ! Le Carancho est un avocat spécialisé dans les accidents de la route qui sont légion à Bueno Aires. Mais cette noble activité est surtout le moyen de profiter des victimes et de s'enrichir à leurs dépends. Sosa est de ceux-là. Un soir, à la recherche de potentiels clients, il rencontre Lujan, une jeune urgentiste qui cumule les heures de travail et se drogue régulièrement pour tenir. Une histoire d'amour naissante qui va se confronter à la corruption de la mafia et de la police locale. 

Pablo Trapero, en compétition à Cannes il y a deux ans avec Leonara, fait à nouveau tourner Martina Gusman, également productrice exécutive. Elle forme une belle alchimie avec l'Acteur du cinéma argentin, Ricardo Darin, à peine sorti du beau Dans ses yeux. Les deux personnages vont devoir lutter contre un système qui gangrène toute la société argentine. C'est l'aspect social qui est le plus intéressant, Trapero infiltrant sa caméra dans les recoins sordides des hôpitaux de Bueno Aires en faisant le constat d'une société déliquescente gangrénée par la violence. Les couleurs et le style nerveux de la réalisation ancrent le film dans cette réalité inconfortable dans laquelle les personnages vont suer sang et larmes. 

Mais le cinéaste se perd trop souvent dans les méandres d'une intrigue embrouillée qui peine à convaincre. Certaines séquences manquent suffisamment de clarté pour que l'on suive l'histoire avec toute l'attention nécessaire. L'arrière-plan l'emporte donc largement et l'on finit chaos devant les dernières images d'un réalisme bluffant qui n'offrent aucun échappatoire.

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez Ad Vitam.

Les chemins de la liberté


Peter Weir est un cinéaste rare. Sept années séparent Master and Commander de ce nouveau long métrage. Un homme discret, peu connu du grand public, auteur pourtant de plusieurs films célèbres : Witness, Le Cercle des poètes disparues et The Truman Show. Il adapte ici le roman de Slavomir Rawicz qui raconte, en 1940, l'évasion de prisonniers d'un goulag en Sibérie. Les fugitifs vont traverser plus de 10 000 km dans des conditions hostiles, traversant les fournaises du désert de Gobie puis les sommets de l'Himalaya. Seuls trois d'entre eux en réchapperont.

Le film est inspiré de faits réels mais la véracité des évènements est aujourd'hui remise en doute, c'est pour cette raison que Peter Weir a préféré apporter à l'histoire et aux personnages une grande part de fiction. Un sentiment renforcé par une convention hollywoodienne habituelle, les russes et polonais parlant l'anglais avec un accent forcé. Mais cette réserve mineure ne doit pas gâcher l'intérêt d'un film qui démarre de manière très classique pour se diriger vers des contrées plus sauvages. 


La photographie rugueuse du chef opérateur Russell Boyd (un fidèle du cinéaste) et la sobriété de la mise en scène de Peter Weir récréent avec justesse la réalité effroyable du goulag. Cependant, le cinéaste délivre rapidement ses protagonistes en ne filmant pas leur évasion, une des étrangetés qui parsèment le film. En effet, les personnages ne sont pas bien identifiés, sans passé, faisant essentiellement confiance à leur instinct de survie et à l'entraide de leurs "camarades" pour vaincre le froid sibérien. Le film, exempt des conventions du genre, devient une errance à travers le globe où la quête de liberté semble de plus en plus compromise. Et malgré certaines invraisemblances, le cinéaste a eu l'intelligence de ne pas multiplier les péripéties spectaculaires. En cours de route, on en arriverait même à se plaindre que cette échappée ne soit pas plus périlleuse ! 

Mais la nature reprendra le dessus et ces hommes devront franchir des montagnes (au sens propre du terme) pour ne pas voir la mort au bout de chemin. Porté par des comédiens remarquables (dont Colin Farrell qui cabotine à loisir en voyou russe !) Les chemins de la liberté nous fait profiter des grands espaces que Peter Weir filme avec l'ampleur qu'on lui connaissait déjà et il a su livrer un émouvant témoignage d'êtres qui ont puisé dans leurs dernières ressources afin de vaincre la barbarie du régime stalinien hélas peu traité dans le cinéma occidental.

Antoine Jullien


DVD et Blu-Ray disponibles chez Metropolitan. 

mardi 8 février 2011

Rétrospective Hitchcock : interview de Jean-François Rauger



A l'occasion de la grande rétrospective Alfred Hitchcock, Mon Cinématographe a rencontré Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française.

  • Qu'est-ce qui a conduit la Cinémathèque à proposer cette intégrale Hitchcock ?

La première raison est la parution de la biographie de Patrick McGilligan Alfred Hitchcock : une vie d'ombres et de lumière qui s'accompagnait de la rétrospective proposée par l'Institut Lumière de Lyon, co-éditeur de cette biographie. La deuxième raison est l'envie de revoir ses films sur grand écran, avec de bonnes copies pour faire en sorte que se renouvelle l'expérience de la vision des films d'Hitchcock en salle qui est une expérience vraiment unique et le succès de la rétrospective le démontre. Je suis persuadé que ceux qui vont voir ou revoir les films d'Hitchcock les ont déjà en DVD mais ils savent que c'est une expérience qui ne se remplace pas. Enfin, la filmographie d'Hitchcock fait partie de ces oeuvres qui continuent de nous parler. Il faut régulièrement y revenir car c'est une oeuvre essentielle non seulement dans l'histoire de cinéma mais dans l'histoire du Xxème siècle.

  • Pourquoi, plus de trente ans après sa mort, Hitchcock est-il aussi vivant ?

Parce que son cinéma parle de choses essentielles, ancrées chez les individus. C'est un cinéma qui n'est jamais daté, qui travaille sur les archétypes, les questions morales, les questions métaphysiques, le voyeurisme, le transfert de culpabilité. Hitchcock est important aussi car il a légué une méthode qui consiste à manipuler le spectateur, à travailler son inconscient, à développer chez lui des stimuli. Il a donc d'une certaine façon légué quelque chose du cinéma d'aujourd'hui qui continue de produire ses effets.

La mort aux trousses (1959)

  • Comment êtes-vous parvenus à récupérer les copies de ses 53 longs métrages ainsi que les films réalisés pour la télévision ?

Hitchcock n'est pas le cinéaste le moins diffusé, beaucoup de ses films sont distribués en France. Un certain nombre d'entre eux étant considérés comme des classiques, ils ont fait l'objet d'un soin particulier en matière de conservation, ce n'est pas l'oeuvre la plus difficile à rassembler.

  • Mais vous en diffusez tout de même l'intégralité !

C'est comme ça que l'on travaille, c'est ce qui distingue la Cinémathèque des salles art et essai ou d'exploitation commerciale, la possibilité de montrer l'intégralité d'une oeuvre dont les films rares.

Sabotage (1936) période anglaise 

  • Y-at-il des films en particulier qui méritent d'être redécouverts, notamment ceux de la période anglaise ?

La période anglaise a pendant longtemps été un peu sous-estimée par rapport à la période américaine qui est quand même, selon moi, la plus intéressante. Mais il y a des choses très belles dans la période anglaise et dans les films muets. Ce qu'il faudrait vraiment évaluer, ce sont ses films pour la télévision dont on se rend compte aujourd'hui qu'ils font partie pleinement de la filmographie d'Hitchcock. Son oeuvre télévisuelle n'a pas été jugée à sa juste valeur.

  • En quoi ce média a-t-il bouleversé ou influencé son cinéma ?

On dit beaucoup que la télévision a influencé son cinéma parce que Psychose est un film qui a été tourné avec l'équipe de la série Alfred Hitchcock présente et doté d'un petit budget. Ce qui a frappé les spectateurs à l'époque de la sortie du film, c'était le contraste entre l'esthétique télévisuelle (le noir et blanc, des acteurs peu connus à l'exception de Janet Leigh) et un certain maniérisme de la violence, impensable à la télévision. Ce média intéressait Hitchcock dans la mesure où il lui permettait de rentrer dans l'intimité des gens. Il va donc filmer des scènes intimes dans de nombreux épisodes télévisuels. Et des passerelles se feront entre ces films et ceux réalisés pour le cinéma.  Le cas de Mr Pelham, l'histoire d'un type qui a un double annoncera plus tard La Mort aux trousses ou The crystal trench qui est une sorte de Vertigo à l'envers, très métaphorique.

Psychose (1960)

  • Préférez-vous l'appellation, jugée réductrice, de « maître du suspense » où plutôt celle, que l'on doit à Rohmer et Chabrol, de « plus grand inventeur de formes du Xxème siècle » ?

Les deux sont liées. Pour créer une situation de suspense, il faut inventer une manière de le faire. On invente des formes pour manipuler le spectateur, déclencher chez lui un certain nombre d'émotions et le déstabiliser. Cela se fait par un travail sur l'image, le montage, la direction d'acteurs.

  • En quoi consiste le cycle  « Après Hitchcock » proposé à la suite de cette rétrospective ?

Hitchcock a légué à l'industrie cinématographique une méthode pour provoquer des émotions chez le public. Une grande partie des thrillers hollywoodiens et des films d'épouvante ont assimilé ces méthodes. L'objet de cette programmation est de montrer les films qui ont consciemment travaillé une forme hitchcockienne en proposant une relecture de son cinéma. Il y aura les films de Brian De Palma qui filmait des relectures maniéristes du cinéma d'Hitchcock, en faisant des variations sur Fenêtre sur Cour, Psychose ou Vertigo. Il y a aura également des films de la série B italienne, des remakes qui se sont réclamés d'Hitchcock de manière sérieuse mais aussi parodique.

Obsession de Brian de Palma (1976), relecture de Vertigo 

  • Quelques mots sur la richesse de la programmation 2010-2011 (Lynch, Lubitsch, Eisenstein, Melville...) ?

La rétrospective Lubitsch était un projet que l'on avait depuis longtemps avec le festival de Locarno, on s'est rendu compte que c'était le bon moment de le faire et ça été un immense succès.  On a profité de la présence de David Lynch en Europe car on le considère comme un des cinéastes américains les plus importants. Quant à Eisenstein, on l'a proposé à l'occasion de l'année France-Russie mais il faut le montrer régulièrement. Voilà l'autre grand créateur de formes, le laboureur de l'inconscient humain avec Hitchcock qui était lui-même très influencé par les théories du montage de l'école russe.

  • Pouvez-vous nous parler de l'évènement Kubrick à venir ?

L'évènement vient du fait que la Cinémathèque accueille l'exposition Stanley Kubrick qui a déjà circulé dans plusieurs villes : Berlin, Zurich, Gand, Rome et Melbourne. On consacre deux étages du bâtiment à cette exposition qui nous permettra de voyager à travers les films de Kubrick. A cette occasion, on les remontrera tous en copie neuve. Et par la suite, on proposera une programmation sur les films influencés par Kubrick. On s'est posé cette question : y-a-t-il un cinéma kubrickien ? On a donc décliné un certain nombre de motifs et de particularités de son oeuvre pour voir comment ils se retrouvaient dans des films contemporains. David Fincher, Gaspar Noé ou Ridley Scott sont des réalisateurs qui ne peuvent pas ne pas avoir été influencés par Kubrick.

Propos recueillis par Antoine Jullien


Rétrospective Alfred Hitchcock jusqu'au 28 février à la Cinémathèque française 
et jusqu'au 3 avril à l'Institut Lumière de Lyon. 
Cycle "Après Hitchcock" du 2 au 14 mars. 
Exposition Stanley Kubrick du 23 mars au 31 juillet. 
Informations : 01.71.19.33.33. ou www.cinematheque.fr


Les premières images de The Tree of life

Enfin ! Près de trois ans après son tournage et de multiples difficultés (sortie sans cesse repoussée, changement de distributeur), le cinquième film de Terrence Malick se dévoile à travers sa première bande annonce. Ces images laissent augurer d'un choc visuel digne des précédents longs métrages du cinéaste (voir la critique des Moissons du Ciel).

Emmené par Brad Pitt, Sean Penn et la nouvelle venue Jessica Chastain, le film nous raconte les souvenirs de Jack quand il était enfant, à la mort de son frère cadet. Devant cette tragédie, il se souvient de sa mère aimante, de la discipline autoritaire de son père absent et ces images vont l'amener à explorer le cycle de la vie...

Prévu le 18 mai, The tree of life sera sans doute présenté lors du prochain festival de Cannes. Pour la joie des fans qui désespéraient de ne jamais voir l'oeuvre du maître.

mercredi 2 février 2011

Le discours d'un roi


Ne reculez pas devant la publicité fanfaronnante proclamant " le grand favori pour les Oscars" ni les critiques aigres qui le qualifient de "machine à Oscars". Des propos réducteurs et simplistes pour un long métrage que l'on attendait pas et qui demeure comme l'un des plus réjouissants plaisirs de spectateur de ce début d'année. 

Incapable de prononcer correctement un discours à chaque apparition publique, le duc d'York (Colin Firth), second fils du roi Geoges V, souffre de graves problèmes d'élocution. Sa femme (Helena Bonham Carter) le met en relation avec un orthophoniste original et décalé, Lionel Logue (Geoffrey Rush) qui va tenter de le guérir. Mais le duc, à la suite de l'abdication de son frère aîné, devient le roi Georges VI. Et à la veille d'un conflit mondial dans lequel Hitler sème la terreur, le monarque va devoir rassurer la nation et ainsi vaincre son handicap. 

Plus connu grâce à ses films pour la télévision britannique, Tom Hooper a eu entre les mains un scénario d'orfèvre écrit par Michael Seidler, lui-même bègue quand il était enfant. L'histoire, qui mêle la Grande et la petite (jusque là très méconnue), est une remarquable étude de caractères dans laquelle va se nouer une relation ambivalente entre le roi et son guérisseur. Leur première rencontre, particulièrement délectable, voit se confronter deux hommes que tout semble opposer : l'un supporte mal sa condition monarchique, étouffé par un père autoritaire, l'autre est un comédien raté qui voit dans ses thérapies une possibilité de s'exprimer. Deux tempéraments qui vont s'unir grâce à un très astucieux renversement des rôles. Pour vaincre le problème, Logue s'adresse au duc en l'appelant Bertie, surnom que seuls les membres de sa famille pouvaient lui donner. Et lorsque le roi, qui doute des méthodes controversées de Logue, prétend connaître le remède grâce aux conseils des médecins de la cour, le thérapeute lui rétorque que ce sont des sots. Le duc insiste en précisant qu'ils sont anoblis. Et à Logue de fermer le ban avec cette réplique mémorable : "Et bien, cela officialise la chose". 


Cet humour, qui parcourt tout le film, est merveilleusement incarné par le grand Geoffrey Rush. Le comédien, un peu en retrait ces dernières années, apporte toute sa malice et son espièglerie à ce personnage. Sa présence tranquille est le grand atout du long métrage dans lequel brille l'ensemble des comédiens, à commencer par Colin Firth qui ne tire jamais son rôle vers la performance et la discrète et piquante Helena Bonham Carter. 

Loin de s'en tenir platement au script, Tom Hooper insufle au long métrage un style mêlant l'élégance à l'esthétisme, alliant les gros plans décadrés au somptueux travellings à travers les demeures royales. S'éloignant de l'académisme grâce à des choix de décors audacieux comme le cabinet de Logue que l'on croirait sorti d'une toile de Bacon,  il se permet même une séquence presque fantastique, dans un parc, où la lumière envahissante semble irradier les deux personnages alors que l'orthophoniste cherche à bousculer son "patient". Une vérité que le monarque ne voudra pas voir mais qui finira par éclater. 

Même si le grand final tant attendu paraît convenu et curieusement peu inspiré, l'ensemble est une vraie réussite et redonne foi en un cinéma classique qui sait intelligemment dépoussiérer l'histoire.

Antoine Jullien

Incendies


Evoquer la fin des films est (parfois) un sacrilège qu'il ne faut pas commettre. Le mot n'est pas trop fort à la vue des dernières images d'Incendies. D'une puissance dramatique édifiante, le long métrage suit deux histoires en parrallèle : à la mort de Nawal Marwan, ses deux enfants, Jeanne et Simon, se voient remettre deux enveloppes : l'une destinée à leur père mort officiellement à la guerre et l'autre à leur frère dont ils ignoraient l'existence. Jeanne part immédiatement retrouver les origines de sa mère. Quelques décennies plus tôt, on suit le parcours chaotique de cette femme qui va payer cher le prix de son engagement.

Adapté de la pièce de Wadji Mouwad, le film fait très vite oublier ses origines théâtrales. La réalisateur québecois Dennis Villeneuve a su rester fidèle au texte tout en lui donnant une réelle ampleur cinématographique. Dès la première séquence, tendue, le cinéaste capte ces visages meurtris qui découvrent que leur mère était une étrangère pour eux. On ne saura d'ailleurs presque rien de leur relation, le film se focalisant sur le retour au passé et les bouleversements qu'il va engendrer.

Situé dans un pays du Moyen-Orient indéterminé (mais l'on songe beaucoup au Liban), Dennis Villeneuve filme ces destinées avec ses heurts et ses coups, de plus en plus violents. D'une terrifiante exécution dans un bus au "séjour" dans une prison où l'enfer a ses entrées, Nawal va subir son existence avec une détermination et une rage qui ne la quitteront pas. Prise dans un conflit dont elle ne mesure pas toutes les conséquences, elle va devenir la proie de la brutalité des hommes, en chantant. Une idée aussi cruelle que poétique pour dire toutes les souffrances que ces femmes ont connues.

Mélissa Desormeaux-Poulin et Maxim Gaudette

D'une tension qui va crescendo, le cinéaste sait entretenir des pauses bienvenues, et quand l'horreur devient palpable, il filme, au lieu des grands discours, le frère et la soeur nageant dans une piscine, belle métaphore d'êtres submergés par ce qu'ils découvrent.

Sans ne rien révéler, l'aboutissement de cette histoire lui donne une indéniable dimension tragique. Ce dénouement, inouï, replace le film dans une autre perpective et laisse poindre une réserve. Rendre l'invraisemblable véritable, Dennis Villeneuve semblait y être parvenu jusqu'à ce que l'on se replonge dans cette histoire et qu'on y trouve quelques failles. Mais la parole du critique doit s'arrêter là s'il ne veut pas que le plaisir du (futur) spectateur soit définitivement anéanti.

Antoine Jullien



DVD disponible chez CTV International.